Francis Bebey nous a quitté il y a vingt ans. Cette semaine, trois de ses enfants évoquent un de ses titres ou album. Aujourd’hui, Kidi, journaliste et écrivaine, débute la série et nous parle de Francis l’affranchi. Tu m’entends ça ?
Je me souviens d’avoir, petite, entendu maintes fois mon père composer à la guitare. Cachée derrière la porte de sa chambre, je tendais l’oreille, fermais les yeux et me laissais bientôt entraîner dans de longues méharées dont je sortais parfois émue jusqu’aux larmes, sans bien savoir pourquoi. Peut-être parce que, ayant appris à jouer en autodidacte, Francis parvenait à produire des sonorités inattendues, tour à tour mystérieuses, veloutées, puissantes, aigrelettes… Libéré de l’académisme des guitaristes classiques, il grattait ou pinçait les cordes de sa guitare, mais également impulsait des rythmes de sa main gauche sur le manche, faisait passer une corde sur une autre ou encore transformait la caisse de résonnance en tam-tam. Pour lui, jouer de sa guitare revenait à la faire chanter, à la faire danser, à en découvrir tous les possibles.
Ses compositions s’affranchissaient également des attentes ou des formats standards. Ainsi son tout premier disque vinyle, paru en 1965, ne comportait que deux titres : « Le Chant d’Ibadan » sur une face et « Black Tears » sur l’autre. D’après lui, le premier racontait le souvenir d’un beau voyage au Nigeria tandis que la face B du disque rendait hommage aux milliers de participants de l’immense manifestation pour les droits civiques de 1963, à Washington. L’artiste ne donnait pas le choix : soit on embarquait avec lui pour une quinzaine de minutes d’écoute soit on restait à la porte, sans saisir la sophistication de ses paysages sonores.
Sur le continent africain, c’est par ses mélodies en langue douala puis ses chansons d’humour en français que Francis s’est le plus fait connaître. Il arrivait que le public, désireux de danser ou de reprendre en chœur ses refrains se retrouve surpris voire désarçonné par certaines de ses compositions plus ardues. Mais lui ne désarmait pas et continuait à inventer cette musique « savante » qui, heureusement, atteignait malgré tout de nombreux amateurs sur les cinq continents. Il a été applaudi en récital dans des salles souvent prestigieuses, en Allemagne, Italie, Suède, France, Espagne, aux États-Unis, Brésil, Rwanda, Côte d’Ivoire, Maroc, Antilles, au Japon, en Haïti… dans près d’une soixantaine de pays. L’autodidacte a même un jour été invité à rejoindre le jury d’un grand concours de guitare classique au Venezuela.
Ce que je retiens de cela aujourd’hui est avant tout la démarche d’un artiste qui s’est autorisé à explorer tous les genres musicaux qui lui plaisaient : de la musique populaire aux compositions contemporaines, de la sanza à la musique électronique, des couplets en douala jusqu’aux effets vocaux inspirés par le génie musical des Pygmées. Toutes ces propositions si diverses ont émané d’une seule et même personne qui a eu l’audace de créer sans complexes, sans se créer de limites de styles ou établir de hiérarchie entre les genres. Un musicien qui a eu le courage aussi de ne chercher à correspondre à aucune mode, préférant se laisser guider par son élan créatif, en s’ouvrant aux musiques et aux souffles du monde. Il a littéralement produit la musique qui lui chantait. Bien sûr, il a parfois payé le prix de cette indépendance d’esprit. Tourner le dos aux majors de l’industrie du disque pour s’autoproduire a pu donner lieu à des résultats parfois bizarres, des compositions « parfois foutraques, parfois géniales » comme le dit le producteur Jean-Baptiste Guillot (Born Bad Records)… et assurément toujours originales. Francis a pu être tour à tour admiré et incompris, méconnu et célébré… Mais dans tous les cas, il a saisi au vol sa liberté et ainsi remis en cause l’idée que l’on pouvait se faire de ce qu’est ou devrait être un « musicien africain ». Cela s’appelle tout simplement être un artiste et peut-être est-ce la raison pour laquelle la musique de Francis Bebey continue à étonner et inspirer encore le public aujourd’hui. Qui sait d’ailleurs s’il ne continue pas à créer encore là où il est, du côté des étoiles ?